Publics spécifiques vs collections spéciales, quelle offre de services et activités en bibliothèque publique aujourd’hui ?

Préambule

Lorsqu’on s’attaque à la question des publics spécifiques ou à celle des collections spéciales, la première question à être soulevée est celle de la définition. Il est très difficile de ne tomber ni dans une définition circulaire ni dans une sur-généralisation abusive. Pour les besoins de cette étude de cas, cependant, nous n’avons pas tant besoin d’une définition précise que d’une idée générale de ce dont il est question. Pour ce faire, nous pouvons consulter des sources académique d’un part et administrative d’autre part. Ces deux approches fournissent globalement les mêmes critères: « un public spécifique désigne, si pas une catégorie d’âge, une population empêchée (pour raisons physiques, mentales, légales…) ou éloignée (physiquement, culturellement, socioculturellement…) de la bibliothèque, avec parfois des intersections. »(1)(2)
À noter qu’une bibliothèque publique ne peut pas s’adresser à tous les publics spécifiques à la fois. C’est donc là qu’entrent en jeu les collections spéciales, qui sont le résultat du ciblage du ou des publics spécifiques les plus importants du territoire desservi par une bibliothèque publique(1). Cette collection est mise en place pour répondre aux besoins de ce public, et différents types de publics auront différents types de besoins.

Publics spécifiques étudiés

Sachant tout cela, et afin de délimiter le sujet (nous ne pouvons en effet pas nous pencher sur l’intégralité des publics spécifiques possibles et imaginables), nous avons identifié trois publics spécifiques avec des spécificités et besoins très différents. Nous avons pris le parti de ne pas nous intéresser aux catégories d’âges, car l’offre de collections et de services à l’égard de ces publics est homogène et connue. Nous avons donc porté notre choix sur deux publics éloignés et un public empêché. Il s’agit des publics alpha (analphabètes et illetrés ; culturellement éloignés)(1), queer (socioculturellement éloignés)(2), et malvoyant (physiquement empêchés)(1). Les raisons de ce choix se basent sur plusieurs critères : sélectionner au moins un public empêché et un public éloigné ; à la population étendue ; et issus de milieux variés. Le tout afin de disposer d’un large éventail d’exemples et d’angles d’attaque.

Besoins spécifiques

Chacun des trois publics spécifiques sélectionnés sont des minorités, et sont ainsi « vulnérables », mais tous trois d’une manière différente. Les personnes malvoyantes sont en situation de handicap, et ont à ce titre besoin de documents adaptés à leur situation de handicap (à savoir des livres en grands caractères, en braille ou tactiles, ou simplement des livres audio), mais pas forcément de documents arborant un contenu différent de ceux adressés au public général(3). Pour cette raison, additionnée au fait qu’à cause de leur situation de handicap, les personnes malvoyantes ne se déplacent généralement pas à la bibliothèque, ce public bénéficie non seulement de collections spéciales en bibliothèques publiques, mais également d’une bibliothèque spéciale leur étant entièrement réservée et s’adressant uniquement à leurs besoins (la Ligue Braille)(3)(4). Là où le public malvoyant est « empêché » (a des difficultés à se rendre en bibliothèque publique)(5), les publics queer et alpha sont « éloignés » (ne désirent pas se rendre en bibliothèque publique)(5). À ce titre, leurs besoins sont d’ordre culturel, social et socioculturel. En d’autres termes, il faut leur offrir des collections appropriées à leurs besoins et envies, certes, mais également de la médiation socioculturelle et un environnement accueillant et sensibilisé.(2)(5) Rien de tout cela n’est utile, cependant, si ces publics ne viennent pas pour commencer, c’est pourquoi « provoquer le découverte et le venue [en bibliothèque] »(5) devrait être la priorité principale des bibliothèques cherchant à mettre à disposition de public(s) éloigné(s) des collections spéciales, services, et/ou activités.(5) Et le consensus académique aussi bien que les observations de terrain tendent à prouver que le meilleur moyen de provoquer la découverte et la venue en bibliothèque consiste à nouer des partenariats.(1)(5)(6)

Livre audio DAISY et lecteur DAISY, tels qu’employés à la Ligue Braille (Crédit photo Lettres Numériques)(7)

Partenariats

Une fois qu’une bibliothèque publique identifie le ou les public(s) spécifique(s) qu’elle désire servir, il faut aller à leur rencontre. Cela signifie d’une part leur rendre l’institution accessible et accueillante, et d’autre part d’aller les chercher. Pour ce faire, la bibliothèque « doit trouver des partenaires, qui serviront de relais auprès de ces nouveaux publics et qui lui permettront de préciser ses choix en matière d’élargissement des publics. Par exemple, si la bibliothèque se situe à proximité d’un centre social, d’un hôpital ou d’une maison de retraite, elle se doit d’aller vers ses partenaires naturels pour savoir dans quelle mesure les publics de ces lieux fréquentent la bibliothèque, ce qui limite leur fréquentation et ce qui pourrait l’améliorer. »(6) Cela vaut évidemment également pour les publics éloignés, qui sont encore plus difficile à aller chercher. À cet effet, il faudra activement chercher des partenaires qui permettront d’atteindre les publics sélectionnés (même s’il peut arriver dans certains cas miraculeux qu’un partenaire vienne spontanément chercher la bibliothèque, il faut impérativement rester proactif)(3).
Pour le public alpha, on pourra par exemple se tourner vers des classes de FLE ou d’alphabétisation, des Alliances Françaises, ou même éventuellement des services sociaux. Pour la communauté queer, la maison arc-en-ciel de la grande ville la plus proche pourra facilement nous diriger vers des association avec lesquelles collaborer(1)(3)(6). À noter que là où les partenariats institutionnels et associatifs sont généralement stables, les partenariats avec des individus (professeur de FLE, travailleur social, bénévole) ont tendance à être plus fructueux(1). L’idéal est donc d’entretenir les partenariats avec les institutions et associations (hiérarchies) tout en maintenant des relations personnelles positives entre les membres desdites institutions et associations et les membres du personnel. Ces relations privilégiés sont d’autant plus importantes que ce sont ultimement les personnes de terrain qui « connaissent le mieux les publics visés »(3), pas seulement en tant que statistiques, mais en tant qu’individus, et ce sont les individus qu’il va falloir amener à pousser les portes de la bibliothèque, pas les statistiques.
Trouver des partenaires n’est cependant que la première étape : il ne s’agirait pas de se lancer dans un partenariat sans aucun plan. Il s’agit dans un premier temps d’identifier la nature du ou des partenariats avec chaque partenaire, de définir les actions concrètes qui seront menées en collaboration et de s’assurer de leur cohérence, et de mettre en exergue les objectifs à atteindre et les responsabilités et apports de chaque partenaire pour chaque action. Ces actions prennent généralement la forme de services et activités dans et hors des murs, et ont pour but double de faire découvrir la bibliothèque aux publics spécifiques et de maintenir l’intérêt desdits publics sur le long terme.(1)(3)(6)

Services et activités

Afin de répondre à ces objectifs, la première étape consiste à désacraliser le lieu bibliothèque en le rendant, comme évoqué plus haut, accessible et accueillant envers les public identifiés. « Cela nécessite:
– des moyens logistiques
– une équipe bien sensibilisée
– un travail sur les collections qui seront présentés à ce public peu familier
– une vraie réflexion sur l’image que l’on souhaite donner de la bibliothèque »(6)
– un travail de sensibilisation auprès des publics réguliers
Nous aborderons la question des collections dans un moment, mais nous voulons dans un premier temps nous attarder sur quelques points d’intérêt, à commencer par les implication administratives de tout cela.
En effet, aller à la rencontre d’un public spécifique ne s’improvise (généralement) pas. Pour mettre en œuvre une telle rencontre, il faut la prévoir et l’inscrire dans le plan quinquennal de développement, que ce soit au niveau de la mobilisation des divers moyens financiers, logistiques, ou humains, ou de la ligne philosophique à tenir tout du long. Cela implique également de maintenir une boucle de feedback au minimum ponctuelle.
Le nature précise des collections, services et activités, cependant, est décidée sur le moment, en fonction des besoins identifiés des publics. Pour en revenir aux services et activités, ont peut les distinguer en trois catégories : destinés à répondre aux besoins des publics spécifiques, destinés à intégrer les publics spécifiques dans la vie de la bibliothèque, et destinés à sensibiliser les usagers aux publics spécifiques, avac généralement des intersections entre deux de ces catégories.(3) Pour les personnes malvoyantes, il s’agira principalement de services : rendre la bibliothèque plus accessible à leurs besoins, que ce soit par la livraison, ou en installant par exemple une rampe et en disposant les livres audio et grands caractères près de l’entrée, et en rendant l’infrastructure praticable, en accorchant des écriteaux en très grand caractère et éventuellement des plaques en braille. La formation et la préparation du personnel à l’aide des personness malvoyantes sera également cruciale.(6)
Pour les publics alpha, il s’agira principalement d’activités, telles que des lectures ou découvertes de livres simples, des réalisations de documentaires, et autres exploitations et explorations de la collection de la bibliothèque, même si des services tels qu’une permanence d’un professeur de FLE ou écrivain public pourraient également être envisagés.(3)(6)(8)
Pour ce qui est de la communauté queer, services autant qu’activités devraient être mis en place pour non seulement faire des personnes queer des lecteur·ice·s, mais également pour faire de la bibliothèque une bibliothèque queer, L’objectif étant non pas d’intégrer les personnes queer, à une bibliothèque cis et hétéro, mais d’essayer d’intégrer les lecteurs peu ouverts à une bibliothèque inclusive. Pour ce faire, les possibilités sont presque infinies, dans la limite de sensible. Qu’il s’agisse de toilettes inclusives, de l’heure de conte des drag queens, ou d’une véritable célébration du mois des fiertés, toutes les portes sont ouvertes!(9)

L’heure du conte de Drag Queens. Crédit photo : CC BY-SA Bibliothèque Louise-Michel (Paris)

Nature des collections spéciales

Que ce soit en Belgique francophone ou à Amsterdam, il est très difficile d’estimer la nature et l’ampleur des collections spéciales des différentes bibliothèques. Cependant, par la nature pseudo-centralisée du réseau des bibliothèques publiques d’Amsterdam, on peut savoir que la politique d’acquisition générale « associant étroitement grand public (marketing des bibliothèques) et publics spécifiques (communautés ethniques, religieuses, sociales…). »(10) Concernant les publics alpha et queer, « la centrale propose une « place néerlandaise », dans laquelle on trouve un laboratoire de langue néerlandaise (livres, cédéroms d’exercices et ordinateurs) accessible gratuitement et sans abonnement. »(10) L’inclusion de la communauté queer, de la même façon, ne se fait pas tant au niveau du réseau que dans une bibliothèque spécialisée : « Le centre de documentation homosexuelle IHLIA, [qui] dispose d’un espace dans la bibliothèque, l’IHLIA-plein. Cette association y propose une partie de ses collections réservée à la consultation et y tient des permanences. »(10) En Belgique francophone, les collections spéciales se font au cas par cas dans les bibliothèques publiques. On peut prendre l’exemple de l’espace maurice carême à Anderlecht qui a mis en place une « collection spéciale LGBT ». Là où les collections spéciales à destination des publics alpha et malvoyants ont tout intérêt à etre mises en évidence dans un rayonnage dédié (puisque personne d’autre que le public-cible n’en aura l’usage), les collections spéciales à destination des communautés opprimées, telles que la communauté queer, soulèvent la question de l’ostracisation et l’inclusivité d’une part, et de la stigmatisation d’autre part. En effet, même si une bibliothèque est complètement inclusive, certaines personnes vulnérables pourraient toujours avoir honte de se rentre dans le rayon « queer ». Par ailleurs, peut-on réellement dire qu’une bibliothèque est complètement inclusive si les livres queer sont tous mis à l’écart ? Ne faudrait-il pas complètement intégrer la collection spéciale au reste du plan de classement au risque d’invisibiliser les documents ? Faudrait-il alors leur apposer un signe distinctif, tel qu’un drapeau arc-en-ciel, au risque de stigmatiser les emprunteurs aux familles queerphobes ? Autant de question auxquelles les bibliothécaires devront répondre au cas par cas en fonction de leur sensibilités, et sans réponse finale pleinement satisfaisante…(11)

Bibliothèque centrale d’Amsterdam (Credit photo structurae)(12)

Notes :

« Communauté LGBT » est un terme faisant débat au sein même de la « communauté LGBT ». Qu’il s’agisse du nombre d’initiales à inclure, de la signification de chacune de ces initiales, de l’inclusion ou non d’un signe + en fin d’abréviation, ou du manque de simplicité que toutes ces questions soulèvent, l’appelation « communauté queer » sera souvent préférée.

Références

(1) CONSEIL DÉPARTEMENTAL DE LA MANCHE, 2015. Les publics de la bibliothèque [en ligne]. avril 2015. [Consulté le 25 mars 2022]. Disponible à l’adresse : https://biblio.manche.fr/images/stories/fiches_pratiques/publics-parten/2015-04_fp-les-publics-de-la-bib.pdf
(2) LE CLANCHE, Marie et PRUNIER, Antoine, [sans date]. LES PUBLICS EN BIBLIOTHEQUE [en ligne]. [Consulté le 25 mars 2022]. Disponible à l’adresse : https://www.abf.asso.fr/fichiers/file/Pays-de-Loire/Publics%20et%20services%20en%20biblioth%C3%A8que%20-%20A_%20Prunier%20M_%20Le%20Clanche.pdf
(3) PARENTEAU, Véronique. Pour un accès égal à la lecture. Argus. 2015. Vol. 44, n° 1, p. 20‑24. ISSN 0315-9930
(4) LIGUE BRAILLE, [sans date]. Bibliothèque adaptée. Ligue Braille [en ligne]. [Consulté le 28 mars 2022]. Disponible à l’adresse : https://www.braille.be/fr/services-et-aides-techniques/se-divertir/bibliotheque
(5) CALMET, Marie, 2003. Médiathèque, publics empêchés, publics éloignés : les enjeux d’un projet de service spécifique. 2004. pp. 86.
(6) FOFANA-SEVESTRE, R et FOFANA, C, 2014. Animations et publics spécifiques [en ligne]. 2015 2014. [Consulté le 25 mars 2022]. Disponible à l’adresse : http://mediadix.parisnanterre.fr/cours/ACMN/cours%204_ACMN.pdf
(7) PAZZAGLIA, Loanna, [sans date]. Dans les coulisses du livre DAISY à la bibliothèque de la Ligue Braille | Lettres Numériques. [en ligne]. [Consulté le 1 avril 2022]. Disponible à l’adresse : https://www.lettresnumeriques.be/2016/10/24/dans-les-coulisses-du-livre-daisy-a-la-bibliotheque-de-la-ligue-braille/
(8) PETIT, Guillaume. Apprendre à parler le français comme vecteur d’actions citoyennes. Bibliothèque(s) – Revue de l’Association des bibliothèques de France. décembre 2017. N° 90/91, p. 50‑51. ISSN 1632-9201
(9) ETIENNE, Nathalie et JACQUET, Amandine, [sans date]. + de 100 idées pour changer ta bib: extraits choisis et commentés. Légothèque [en ligne]. [Consulté le 1 avril 2022]. Disponible à l’adresse : https://legothequeabf.wordpress.com/tag/queer/
(10) JACUET-TRIBOULET, Amandine et BONNET, Vincent, 2008. Les bibliothèques publiques aux Pays-Bas. Bulletin des bibliothèques de France (BBF). N° 1, pp. 57‑63. Disponible à l’adresse : https://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2008-01-0057-011
(11) Création et mise en valeur d’une collection LGBT+ à la Bibliothèque de l’Espace Maurice carême d’Anderlecht / Naïs Bernat , BD BER C (2019)
(12) STRUCTURAE, [sans date]. Bibliothèque publique d’Amsterdam (Amsterdam, 2007). Structurae [en ligne]. [Consulté le 10 avril 2022]. Disponible à l’adresse : https://structurae.net/fr/ouvrages/bibliotheque-publique-damsterdam